RETOUR
Le Héros
de L'Ombre.
Le réveil sonne une fois de plus ce matin-là dans
l'obscurité de mon petit studio. Je m'arrache à ma couette chaude et tire le
rideau sur la belle vue ensoleillée que m'offre mon unique fenêtre. Un oiseau
blanc vient se poser sur le rebord de celle-ci, me fixant comme pour me dire
quelque chose par quelques mouvements de sa petite tête puis s'envola. Je me dis
que la journée allait être belle...
Après une toilette rapide et un café bu
sur le coin de la table, je commence à m'équiper. J'enfile mon vieux pantalon de
cuir ridé et usé par le temps et les quelques chutes qui avait égrainé ma
carrière de motard. Cela faisait déjà une bonne dizaine d'années que
j'arsouillais sur les routes de la région. Je chausse mon unique paire de
chaussures, une paire de bottes, en fait aussi fatiguée que mon cuir, la gauche
presque trouée par le sélecteur de vitesses, je n'en aurais changé pour rien au
monde !
Pour finir, mon blouson, une vieille croûte solide et maintes fois
cirée, ma seconde peau, celle qui me rendait si fort.
A ce moment-là j'étais
transformé en chevalier des temps modernes, en gladiateur immortel, en motard
solitaire, qui allait affronter ces rubans noirs, et ces monstres à quatre roues
ou plus ! Ces bêtes féroces dépourvues d'intelligence contre lesquelles il me
plaisait de combattre avec la seule arme efficace : la ruse.
Je saisis mon
casque ainsi que mes gants et ouvris la porte pour m'engouffrer dans mon univers
préféré, dans cette arène hostile où la vigilance était de rigueur, j'y avais
souvent frôlé la mort, l'évitant à chaque fois grâce à quelques cabrioles bien
maîtrisées ou peut-être à quelque chose d'autre.
Après quelques marches
d'escalier, je me retrouve enfin près d'elle, celle qui me procure tant de
sensations, tant de souvenirs impérissables, mon destrier d'acier, ma fidèle
monture, complice de tous les instants.
Quelques gestes automatiques : je
pose mon casque rayé et mes gants meurtris sur la selle, d'abord le robinet
d'essence, puis le starter, puis le démarreur, elle se met à ronronner au quart
de tour malgré son âge et ses kilomètres. Ma vieille 750 Zéphyr est de nouveau
prête à m'emmener sur mon lieu de travail, en Italie, de l'autre coté du tunnel
du Mont Blanc.
Après quelques minutes de chauffe, j'enfourche enfin ma
belle, cale mes mains au fond de mes gants, tire une dernière fois sur la sangle
en cuir de mon casque, passe la main sur le réservoir afin d'enlever quelques
gouttes de rosée qui s'étaient déposées au petit matin. Je me sens bien...
J'actionne le levier d'embrayage et enclenche la vitesse, le clac de la
boîte de vitesse encore froide se fait entendre, me rappelant que la douceur est
de rigueur, qu'il faut prendre son temps, ne pas brusquer cette mécanique si
précise tout de suite, qu'elle me donnerait en temps voulu le signal du départ
de notre petite arsouille matinale.
Les premiers kilomètres à faible
allure servent à jauger la route, la température, la circulation, à réchauffer
nos squelettes engourdis par la nuit.
Quand ma belle est prête, quand elle
ronronne sans à-coups, quand ses pneus commencent à coller à l'asphalte, je
comprends que c'est le moment. Je me mets à me pencher un peu plus à chaque
virage, tout en essorant la poignée des gaz un peu plus à chaque fois. Mes
repose-pieds déjà bien usés frottent le sol en hurlant, font jaillir quelques
étincelles. Je suis heureux, dans mon élément, je sens l'adrénaline monter de
plus en plus.
Il me faut vite me ressaisir quand, au détour d'un virage
à droite, un énorme et hideux poids lourd juge bon de rouler à cheval sur les
deux voies afin de négocier son virage à gauche.
Comment faire ?
En un
quart de seconde la décision doit être prise, je suis déjà bien sur l'angle, il
faut continuer à se pencher, repousser cette limite d'adhérence si précaire. La
roue arrière sur le point de décrocher, commence à glisser, je relève la moto
pour ne pas partir sous le monstre, la roue se raccrochant d'un coup sec au
goudron, se met à rebondir et manque de me désarçonner, mes mains et mes cuisses
sont crispées autour de la machine.
La moto, suite à une franche remise
de gaz décide de se calmer, de reprendre sa trajectoire, je sens le souffle du
croisement des deux guerriers, David et Goliath, engagés dans cette joute
improvisée. Je m'en sors encore une fois, j'étais à nouveau sûr qu'un ange
veillait sur moi, peut-être pourrais-je le rencontrer un jour ?
Je me
remets de mes émotions, reprends ma route sur un rythme bien appuyé. Après tout
ce n'est pas un camion qui va me gâcher ma journée !
Au loin devant moi, je
distingue un autre motard, je me mets en chasse, accélère un peu plus fort afin
de le rejoindre. Je me retrouve derrière un Kawa 1100 Z, une merveille, la
peinture et les chromes brillent, sûrement un motard sérieux.
Le gars
jette un regard dans son rétro, me voit, me signe d'un V et se met à accélérer,
je comprends l'invitation à un duel fratricide. Les deux motos commencent à
monter dans les tours, les deux vieilles mécaniques libèrent quelques chevaux
oubliés au fond de la poignée. On se fait une bonne arsouille, digne et
respectueuse sur quelques kilomètres, puis une occasion se présente, lors d'un
gauche bien fermé, il semet à l'intérieur du virage m'ouvrant un boulevard sur
sa droite. Je tente, je tombe un rapport et gaz à fond, je suis au tiers du
virage, je suis surpris par la belle trajectoire propre, je me retrouve à sa
hauteur, le genou touchant presque le sol, il n'attendait pas cette manoeuvre.
Nos regards se croisent et je devine un sourire sous son casque, je le dépasse
et le signe à mon tour...
Merci pour cette dernière arsouille.
Plus
que quelques kilomètres et me voilà à l'entrée du tunnel. J'adore y rouler,
j'aime le bruit sourd des échappements renvoyés par la voûte, pas de vent, pas
d'obstacle, c'est mon lieu de travail, en fait je suis employé côté italien dans
la société d'exploitation du tunnel. Je le connais comme ma poche, mieux que
personne. Je pourrais y rouler les yeux fermés. Je m'y engage, roule un moment
et remarque au loin un attroupement. Je pense tout d'abord à un accrochage.
M'approchant de plus en plus, je commence à distinguer la scène. Un
camion embrasé est stationné au beau milieu de la chaussée. Plusieurs voitures
arrivées à sa hauteur, une vingtaine pour le moins, ont été obligées de stopper
leur progression. Une épaisse fumée commence à se dégager et à envahir le lieu
de l'accident. Je remarque que de l'autre côté du camion, les véhicules sont
également arrêtés. Dans les deux sens, quelques voitures tentent de faire
demi-tour, en vain. Les gens se gênant les uns les autres, aggravent plutôt la
bonne organisation d'une fuite. D'autres personnes jugent bon d'abandonner leur
véhicule sur place, bloquant définitivement tout accès.
Elles cèdent à la
panique, sûrement affolées et excitées par les hurlements de peur. Beaucoup de
gens ont en fait été surpris par la progression rapide de la fumée qui ne
semblait pas évacuée par les ventilateurs. Celle-ci leur ôtant leur sens de
l'orientation, les empêchant d'ouvrir les yeux, les faisant tousser et tourner
en rond.
J'arrive à proximité d'un téléphone d'urgence, situé à une
cinquantaine de mètres, afin d'avertir les gardes du tunnel pour qu'ils bloquent
la circulation.
Au jugé, je compte environ une quarantaine de voitures
béantes et prisonnières de ce qui commence à devenir un cauchemar.
Le
tableau me fait penser à un holocauste. Je remarque que la fumée se met à
recouvrir tous ces véhicules, comme si elle voulait, elle aussi, trouver la
sortie.
La chaleur augmente rapidement autour de moi, je me ressaisis,
enlève mon casque qui commence à être insupportable et je me dis qu'il faut agir
vite, ne pas attendre les secours. J'avais l'outil idéal pour sortir les gens et
naviguer entre les épaves abandonnées.
Sans réfléchir plus avant, je
regarde autour de moi et j'aperçois dans la fumée, une maman affolée avec son
bébé dans les bras. Je m'avance et les fait monter derrière moi, je commence à
rouler vers la sortie, il me faut environ cinq minutes pour l'atteindre. Je
dépose mes passagers, sains et saufs maischoqués, à l'air libre et repars pour
l'enfer, après avoir respiré avec délice l'air frais de l'extérieur.
Encouragé par ce premier succès facile, je retourne sur les lieux de la
tragédie. Je m'aperçois vite que la fumée avait redoublé et progressait avec une
rapidité déconcertante. J'avais pris soin de nouer un foulard sur mon visage
pour ne pas être asphyxié. Je pénètre dans cet épais brouillard, guidé par les
cris et les toux. Je croise un homme à la recherche de sa femme complètement
déboussolé. Je lui dis de monter vite derrière moi, que le temps est compté. Il
ne veut rien entendre et c'est seulement avec ma promesse de revenir chercher sa
femme que je l'emporte vers la vie. Dehors, il me fait comprendre du regard que
je dois y retourner vite.
Me voici dans mon troisième voyage, ma moto est
de plus en plus chaude et moi je supporte de moins en moins tous mes vêtements
en cuir. Je sens dans ma gorge sèche, des dépôts irritants qui commencent à me
faire tousser moi aussi.
Arrivant de nouveau au coeur du brasier, après
avoir évité de justesse plusieurs débris, et même des corps inanimés, un jeune
couple soudé l'un à l'autre, voyant en moi l'envoyé du destin inespéré, se hisse
sur ma selle, alors que je remonte sur le réservoir afin de leur libérer un peu
plus d'espace. J'ai la chance de connaître ce tunnel par coeur, ou alors est-ce
eux qui ont de la chance ?
La chaleur a redoublé d'intensité, mes mains
collent aux poignées et je sens que le moteur commence à hoqueter. Je réussi
finalement à les sortir au grand jour, heureux de pouvoir faire quelque chose
d'utile alors que les pompiers ont bien du mal à se frayer un chemin. Je décide
de tenter un nouveau voyage, il y a encore tellement de personnes à sauver,
tellement de cris, d'enfants que je ne peux pas abandonner maintenant, si
c'était mes filles !
Quelques personnes remarquant mon manège et se
fiant au bruit de ma moto réussirent à s'extirper du tunnel complètement opaque.
On voit ce voile noir à présent qui s'échappe en longues voluptes toxiques. Il
me lance un défi ! Mais celui-ci ne sera pas amical, je le sais ! Je me relance
dans ma quête aveugle.
Arrivé à la moitié du chemin, je ne peux plus tenir
les poignées qui fondent, mes pneus collent à l'asphalte qui fond lui aussi. Le
cadre brûlant me fait comprendre qu'il a atteint ses limites, ma moto, elle
aussi, aura donné son maximum. Je l'abandonne à mon grand regret, pour me
réfugier dans un sas de sécurité, je ne peux plus tenir, ma gorge est bouchée,
je ne peux plus respirer, je sens à coté de moi le corps d'un homme qui a cru
que l'endroit était sûr. Je tombe, m'endors pour toujours dans cette fournaise
en pensant à mes proches, je perds connaissance...
Tout à coup, je vois
une main tendue vers moi, une silhouette blanche s'approche et me demande de le
suivre. C'est mon ange gardien, je le trouve enfin, le remerciant de m'avoir
préservé pour cette ultime et gratifiante mission.
Merci à toi
plutôt, frère motard ! Tu nous donnes là une belle leçon de courage.
A
bientôt, tu resteras pour toujours un héros à qui je rends hommage.
(nouvelle tirée d'un fait réel, qui malheureusement n'a pas fait couler
assez d'encre, je veux rendre juste un hommage à ce motard, oubliant les basses
priorités de la vie, et sacrifiant la sienne pour celles des autres.... Bravo.
On ne retrouvera rien de lui à part le squelette noirci de sa moto et une
plume blanche intacte tombée à coté. Si un jour vous êtes amené à traverser ce
tunnel, n'oubliez pas de saluer sa mémoire...)
© Fabio